samedi 17 octobre 2009

L'enchanteur du XXe siècle (1)

Le dieu caché
L'élève Dargelos intervient au début et à la fin, par lui s'accomplissent les choses du destin. Sa boule de neige piégée atteint Paul à la poitrine, et le fait basculer dans la maladie ; le poison qu'il lui fait remettre le tue. Dargelos, le héros de Paul, Dargelos l'indompté, celui par qui le scandale arrive. Il a lancé du poivre au visage du proviseur. Renvoyé sans avoir présenté la moindre excuse, il a disparu. Sa photographie rejoint le «trésor» de Paul et de sa sœur, Elisabeth, un meuble où ils resserrent ce qu'ils ont de plus précieux. Par ce gri-gri, l'esprit malin agira à distance, et par son effet invisible s'accomplira la tragédie.
Un frère, une sœur, si semblables, si ressemblants que le visage de l'un se substitue à celui de l'autre sans qu'il y paraisse. Entre Elisabeth et Paul, les autres ne servent qu'à retarder puis à magnifier l'issue fatale : elle le couve, le dévore des yeux, elle ne le supporte pas, elle le rudoie, elle ne voit que lui, elle le vénère. Elle tisse une toile invisible, afin de le contenir, de l'emprisonner, de le garder pour son seul usage fraternelle, sentimentale, amoureux. Beau, nerveux, emporté, ardent, dépendant, il lui paraît être l'amant idéal, son double inversé, la seconde face de sa part maudite et sacrée. Il est le même dans l'autre «genre».
Quelques compagnons, des ombres manipulées, apportent leur aide à la résolution du drame. Michaël, richissime époux d'un jour (mais pas d'une nuit de noce) d'Elisabeth a le bon goût de se tuer au volant de son automobile, leur laissant une fortune considérable. Gérard, secrètement amoureux d'Elisabeth, se résigne à épouser Agathe, qui n'aime que Paul et que Paul adore. Elisabeth veille sur ce désordre amoureux et en corrige le cours, afin de conserver son frère. Il en mourra, elle se tuera. Le dieu de la chambre, dissimulé dans l'ombre malveillante, n'aura pas permis qu'une fin heureuse contrarie son cruel caprice. Le fol amour est interdit aux êtres humains ; certains, cependant, en perçoivent l'étrangeté mais en mesurent inconsciemment la dangereuse exception. Ces deux enfants de la terreur ne sont pas exactement nos contemporains, ils sont nos fantômes ; enfin, les miens…
Jean Cocteau fut le dernier enchanteur de la société française. Ce qu'il nous dit dans ses films, nous en avons perdu le sens, si nous en percevons encore la rumeur, toujours plus éloignée. Nous sommes désenchantés.



On dit que ce film, de Jean-Pierre Melville, a vieilli, que la voix de Cocteau en récitant est sentencieuse, démodée… Ce n'est pas mon opinion.
Un bref hommage à Nicole Stéphane, qui incarne Elisabeth dans Les enfants terribles. Elle joua un rôle considérable et discret dans le cinéma français. On connaît la comédienne surtout pour son inteprétation impeccable de la nièce du français mutique devant l’intrus allemand, dans le film Le silence de la mer, dirigé par son ami Jean-Pierre Melville. Mais jouer l’intéressait beaucoup moins que produire, réunir des talents, des affinités. Elle avait beau être née de Rotschild, elle n’en éprouva pas moins des difficultés pour réunir des fonds nécessaires à ses projets. Tous ceux qui l’ont approchée étaient bien sûr saisis par sa beauté (à la fois personnage de conte très ancien et «jeune fille moderne»), mais également par sa précision, sa détermination. Longtemps, elle travailla à l’adaptation d’À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust, qu’elle souhaitait faire diriger par Luchino Visconti. L’affaire traîna en longueur, puis Visconti tomba malade. Née en 1923, Nicole Stéphane est décédée en 2007.

Les enfants terribles (1950)
Réalisation, Jean-Pierre Melville, scénario de Jean Cocteau d’après son roman
Acteurs : Nicole Stéphane, Edouard Dermithe, René Cosima, Jacques Bernard, Melvyn Martin, Roger Guillard
Musique : Concerto en la mineur pour orchestre à cordes de Vivaldi, Concerto pour pianos en la mineur de Jean-Sébastien Bach
Les femmes sont habillées par Dior, et la séquence d'initiation d'Elisabeth par Agathe au métier de mannequin-cabine se passe chez ce grand créateur.
Directeur de la photo : Henri Decae

2 commentaires:

Euréka a dit…

Une petite anecdote : La fameuse bataille de boule de neige se déroule à la Cité Montier. Mon père qui habitait encore là, au décès de ses grands-parents, a participé à cette bataille en tant figurant. Ca a été tourné en été, c’était de la neige carbonique qui a donné des cauchemars à bien des ménagères. En effet, il a fallu plusieurs jours pour tourner la scène car le tireur n’y arrivait pas.

C’est un de mes textes préférés de Cocteau.

Patrick Mandon a dit…

Votre confidence, c 'est tout ce que j'aime : le hasard est un petit dieu malicieux…
Joli témoignage.