mercredi 7 octobre 2009

Mathilde et Gustave au salon - 1











































Mathilde Bonaparte, princesse Demidof (1820-1904), est fille de Jérôme Bonaparte, nièce de Napoléon Ier, cousine germaine de Napoléon III. Sa silhouette impeccable lui vaut le surnom de «plus beau décolleté d'Europe» (à rapprocher du mot d'Angelo Rinaldi, qui qualifia jadis BHL de «plus beau décoletté de Paris»). Elle tient, hors de toute étiquette, dans le confort de la vie bourgeoise très Second Empire, un salon où le Tout Paris se presse, rue de Courcelles, puis, après 1870, rue de Berri (deux adresses du VIIIe arrondissement), et au château de Saint-Gratien.

Gustave Flaubert (1821-1880), est immense, puissant, large d'épaules. Il exècre les révolutions et les bourgeois. Il vit à la campagne, loin du monde, à l'écart des représentants de l'humanité, laquelle lui inspire la plus grande méfiance. Capable de grands éclats, toujours un peu ahuri, il éprouve des sentiments forts. Par exemple, la bêtise le fascine ; il veut en saisir toutes les faces, toutes les nuances. Enfin, il aime ses amis et sa famille, il leur est fidèle (il se ruinera pour sa nièce). Nous le surprenons ici dans une scène charmante et vraie.


Gustave Flaubert chez la princesse Mathilde, souvenir d'un soirée à Saint Gratien par le comte Joseph Primoli

‘‘C'est en 186..., un soir de septembre, au château de Saint-Gratien
: au rez-de-chaussée, dans la longue galerie tendue de perse verte à fleurs épanouies et multicolores, trois larges baies ouvrent sur la véranda chantée par Théophile Gautier ; de la véranda, cinq ou six marches de pierre mènent à une pelouse qui s'étend à l'infini sous le ciel étoilé.
A gauche de la porte d'entrée, deux paravents dépliés, l'un à bandes de tapisserie, pavots rouges brodés sur fond d'or, l'autre à sept feuilles de cristal, forment un petit boudoir dans l'angle de la grande pièce et révèlent ainsi le goût d'intimité de la châtelaine.
Au milieu de ce buen retiro, une table ronde, couverte d'un châle de cachemire, autour de laquelle sont assises quelques personnes. Sur la table, une lampe en porcelaine de Chine jaune, surmontée d'un large abat-jour, éclaire les journaux illustrés, revues, livres récemment offerts, albums, etc. Au bord de la table, un plateau en laque où sont étalés mille brimborions de femme, - éventail, flacon, bonbonnière en émail, ciseaux d'or, coupe-papier en jaspe, pendule microscopique, miroir, vaporisateur, un bouquet de violettes dans un vase d'argent, - et, derrière cet éventaire parfumé, assise sur un petit canapé, la Princesse.
Elle est décolletée, dans un burnous de crêpe de Chine blanc ; au cou, un rang de grosses perles noires. Des cheveux ondés aux reflets auburn sont partagés en deux bandeaux lisses, soigneusement abaissés sur les tempes et relevés au-dessus des oreilles par deux petits peignes d'écaille bordée de perles.
Ses doigts agiles travaillent à une bande de tapisserie verte piquée à la table par une grosse épingle : elle brode, avec des soies de toutes les couleurs, au gré de sa fantaisie, des oeillets panachés.
Auprès d'elle, tout contre elle, - sous son bras, blottie dans un châle de laine, grelottante, la langue dehors, - une petite ratière au poil noir, malade de vieillesse ; sur ses genoux, un fox-terrier blanc, - et, sous la table, ce sont les grognements sourds d'autres chiens qui se disputent la corbeille...
«Allons ! Phil et Mouche, vous êtes insupportables ! Vous avez chacun votre panier : taisez-vous, ou je vais.... »
Elle les gronde d'une voix qu'elle s'efforce de rendre terrible, mais où l'on sent une caresse, et malheur au courtisan trop zélé qui croirait pouvoir la prendre au mot en essayant d'exécuter la menace de la «patronne !
Au lieu de se calmer, les deux combattants se précipitent hors de leurs corbeilles : le fox-terrier saute à bas des genoux de sa maîtresse, la vieille Miss elle-même pousse un gémissement....
Toute la petite meute déchaînée entoure en aboyant une sorte de géant qui vient de se lever de son fauteuil avec fracas en rejetant un livre sur la table... C'est un colosse gaulois aux larges épaules, à la forte carrure, au visage coloré, aux épaisses moustaches retombantes, aux bons yeux clairs à fleur de tête...
Il essuie son front, son crâne luisant, ses fins cheveux bouclés par le bout et répandus sur le col... Il semble sortir d'une lutte terrible qui l'a brisé : on songe au combat de Jacob avec un ange invisible. Cette victoire mystérieuse lui vaut les félicitations de l'auditoire et provoque les aboiements de la meute jappant à ses pieds...
Il est rouge, il est violet : «une cerise à l'eau-de-vie tombée dans le feu», disait Théo. C'est Gustave Flaubert.
Il vient de lire à haute voix, de déclamer des fragments de Salammbô : la scène du serpent, l'entrevue de la fille d'Hamilcar et de Mathô.
C'est Mathô lui-même, ou plutôt c'est Frédérick-Lemaître, jouant un drame romantique. Ni ce grand artiste, ni un comique, en l'«imitant», ne saurait donner l'idée de Flaubert lisant, vociférant, chantant son oeuvre : ses yeux vert de mer lancent des éclairs, sous les sourcils noirs qui les abritent ; sa moustache se hérisse, sa poitrine se gonfle, sa main tremble et le livre qu'il tient entre ses doigts semble agité par une vague...
Et il lit, de sa voix mugissante et sonore qui vous berce, comme dit Goncourt, dans un bruit pareil à un ronronnement de bronze. Aussi, quand il sort de l'une de ces lectures, il semble sortir d'une crise...
Jamais il n'a été plus content, sa satisfaction déborde par tous les pores : «C'est vrai, dit-il, j'ai débité le dernier chapitre d'une façon qui m'a ébloui moi-même...» Et, sur les instances du groupe d'admirateurs qui le presse, il répète avec complaisance la fameuse phrase :
«Les mercenaires crurent voir au haut d'un caroubier quelque chose d'extraordinaire : une tête de lion se dressait au-dessus des feuilles».
Alors, à la voix tonitruante, à la mimique de l'artiste, on croit voir la tête de Flaubert se métamorphoser en tête de lion, dont la crinière semblait flotter sur la nuque : les chiens eux-mêmes, saisis d'épouvante, redoublent leurs vociférations et leurs hurlements, comme s'ils voulaient donner la chasse à cet animal invisible qui leur apparaît...
Les auditeurs vont au fumoir ; Flaubert reste seul avec la Princesse.
«Allons, lui dit-elle, calmez-vous... ne faites pas crier mes chiens... à quoi bon vous mettre dans cet état ?... Vous allez vous rendre malade : il faudra vous soigner... Oh ! ces hommes ! quels animaux ! Ne pourriez-vous pas lire comme tout le monde ?... Phil ! Mouche ! Soc ! Tchine ! taisez-vous ! vous êtes insupportables... Aussi vous hurlez : elles ont cru que vous me grondiez, les pauvres petites !... A vos corbeilles, mesdemoiselles !... Et vous, Flaubert, ici, près de moi, soyez sage.... Mon Dieu ! peut-on s'échauffer ainsi !...»
Et la bonne Princesse, de son fin mouchoir de dentelle, essuie le front de son vieil ami, qui s'est laissé choir auprès d'elle.
Le bon géant, ému de ces soins maternels, essaie de prendre la jolie main compatissante pour la porter à ses lèvres :
«Soyez sage et ne recommencez plus : je me ferai continuer votre bouquin par un lecteur plus raisonnable, puisque cela vous met dans un pareil état.
- Mais je me calme pour vous, Princesse, je mets une sourdine à ma voix en votre honneur : quand je suis seul, la nuit, à Croisset, dans mon gueuloir, je crie bien plus fort !
- Ce doit être beau !
- L'autre nuit, en essayant l'effet de mon dernier chapitre, ma voix a fait résonner mes plumes de fer dans ma coupe de bronze : j'ai cru qu'une veine avait éclaté dans ma poitrine ; je me suis arrêté ; je m'attendais à dégorger un flot de sang…
- Vous êtes fou ! Vous vous tuerez, à ce métier-là.
- C'est mon métier.
- Il est joli !
- Le travail, c'est encore le meilleur moyen d'escamoter la vie... Si ce n'était pour lui, pour quoi vivrais-je ?
- Vous êtes gentil pour ceux qui vous aiment.
- Oh ?... Oui, vous !... vous êtes bonne... pour tout le monde... mais pour trop de monde !
- Autant me reprocher d'être banale !
- Non, mais vous êtes à tous... vous régnez au milieu d'une cour... jamais on ne peut vous avoir à soi tout seul. C'est insupportable, et j'aurais tant de choses à vous dire ! , ajoute-t-il en soupirant.
- Vous ne m'avez jamais demandé un tête-à-tête.
- Je n'ai pas osé !
- Osez !
- Eh bien j'implore de Votre Altesse Impériale une audience particulière.
- Quand il vous plaira.
- Un soir....
- Ce soir.
- Ce soir ?
- Parfaitement.
- Où donc ?
- Ici même, dans ce salon.
- Avec tout ce monde ?
- Mais non, seul... C'est très simple : à onze heures, je congédie mes invités comme d'habitude ; vous aussi, vous faites semblant de vous retirer, et, après quelques minutes, vous revenez ici, où vous me retrouvez seule et prête à vous entendre''
[…] (Lire la fin de ce récit dans le message suivant)

Documents : la princesse Mathilde, par Franz Xaver Winterhalter, et Gustave Flaubert, par Eugène Giraud

Aucun commentaire: