mercredi 14 avril 2010

Lettre d'une jeune attachée d'ambassade…

… à un ami français au sujet de Coup de grâce, roman de Marguerite Yourcenar (Gallimard).



«Cher ami, sans le savoir, vous m’avez permis de régler mes comptes avec la Lettonie, aujourd’hui je vous propose de les solder. Enfin, me direz-vous ! Il était grand temps, après dix ans. Mais pour paraphraser Kafka, «cette petite mère a des griffes»…
Pour y mettre un point final, j’ai choisi un livre que vous aimez et convoqué tous mes fantômes. Vous verrez, ils sont venus, ils sont tous là, de von Salomon à Keyserling, en passant par Jean-Paul Kauffmann et sa Courlande rêvée.
Je vous parle bien sûr du Coup de grâce de Marguerite Yourcenar, celle là même dont la maison d’enfance accueille maintenant des écrivains que j’aime.

«1919. Les Bolcheviks occupent la Lettonie et les Allemands tentent désespérément d’y créer un territoire indépendant du nom de Baltikums. C’est le cadre qu’a choisi Marguerite Yourcenar pour y développer une histoire d’amour entre trois jeunes gens, isolés dans une atmosphère de guerre, dans le décor idéal d’un château en Courlande à la beauté tragique et crépusculaire. Plus précisément, trois jeunes aristocrates germano-baltes qui y sont repliés et encerclés avec des membres des Corps-francs. Eric von Lhomond, le personnage principal, est l’un de ces soldats de fortune au service de toutes les causes, à demi perdues ou à demi gagnées. De ces déclassés qu’on retrouve lors de l’écrasement des mouvements spartakistes en Allemagne, dans la guerre de Mandchourie, en Espagne avec Franco, et bien sûr aux côtés d’Hitler lors de sa conquête du pouvoir. Charme funeste. L’hiver, la neige, le château assiégé, le huis clos des personnages et une bise pénétrante, comme le souffle de la mort, qui ne cesse de traverser cette histoire. Il y a quelque chose de tragique dans ces personnages cernés au milieu d’un paysage gelé. Le film que Volker Schlöndorff a tiré du roman est un pur chef d’œuvre. Rien qu’en regardant ces images où l’un des héros casse tranquillement la glace du pot à eau pour faire sa toilette, on claque des dents. Où Sophie, l’héroïne, est abattue à la fin par l’homme qu’elle aime. L’exécution qui se déroule dans une gare située en rase campagne est absolument glaçante. Eric doit tirer par deux fois en détournant la tête.

«Unité parfaite de temps, de lieux… et de danger comme diraient nos classiques. Pourtant, dans la tragédie antique, on se moque du décor. Il est secondaire, seule importerait l’histoire d’amour entre Sophie et Eric. Mais pas pour Marguerite Yourcenar, qui excipe curieusement dans sa préface de la justesse de ses notations et fait grand cas du témoignage des gens ayant participé à cette guerre, l’air de dire «je ne suis pas allée sur place, mais regardez, j’ai mis dans le mille !». Coquetterie d’auteur se plaisant à mettre en valeur son instinct de divination jusque dans la couleur locale ? Il est vrai qu’on s’y croirait. C’est à un exceptionnel travail de documentation qu’elle s’est livrée, on sent qu’elle a déplié des cartes d’état-major, glané des détails donnés par des témoins oculaires, recherché de vieux journaux illustrés pour essayer d’y trouver le maigre écho ou le maigre reflet d’obscures opérations militaires sur la frontière d’un pays perdu. Même si dans Le Coup de grâce le régionalisme reste convenu, on y retrouve bien les bois de bouleaux, les lacs, les champs de betteraves, les petites villes sordides et les villages pouilleux. L’ambiance de dévastation et de pillage, les croix de fer, les escaliers renversés et les plafonds troués. Sans parler des usuriers juifs écartelés entre l’envie de faire fortune et la peur des coups de baïonnette. Jusqu’au nom du château aux accents vaguement letton et non germanique comme on aurait pu s’y attendre, Kratovice. A l’époque où Marguerite Yourcenar écrit son roman (1939), tous les noms allemands ont été lettonisés. Si elle a consulté des cartes, comme elle l’affirme, ce Kratovice a dû lui apparaître plausible, sinon vraisemblable.

«Mais pourquoi la Lettonie, Marguerite, où vous n’avez jamais mis les pieds ? Qui n’a finalement que peu d’importance dans votre histoire, pourquoi ce souci presque maniaque du détail vrai ?

«Et si la Lettonie n’était que la représentation idéale d’un pays des confins situé entre deux mondes, celui de la civilisation et celui de la barbarie, remplissant la fonction de passerelle culturelle, politique ou économique ? Un support géographique idéal pour écrivains, un cristalliseur de sentiment amoureux. Le mythe littéraire parfait, un ailleurs stylisé.
J’aurai donc passé quatre ans dans un vrai-faux pays qui existe moins sûrement que l’Atlantide ou la Patagonie. Le comprendre, c’est enfin boucler la boucle.
"Paldies” mon ami !»

Nadia Moscovici

De Nadia Moscovici, vous lirez également L'européenne délaissée ; L'autre Keyserling; Les voyages d'une européenne, Nadia à Bucarest; Vertige national (sur Ernst von Salomon).





Le coup de grâce (Der Fangschuss), un film de Volker Schlöndorff, d'après le roman de Marguerite Yourcenar, Éditions Gallimard
Scénario : Geneviève Dormann, Margarethe von Trotta
Musique originale : Stanley Myers
Directeur de la photographie : Igor Luther
Ingénieur du son : Gerhard Birkholz - Willi Schwadorf
Chef décorateur : Jürgen Kiebach
Monteur : Henri Colpi
Girecteur de production : Eberhard Junkersdorf

Distribution :
Matthias Habich (Erich)
Margarethe von Trotta (Sophie)
Rüdiger Kirschstein (Konrad)
Matthieu Carrière (Volkmar)
Valeska Gert (Tante Prascovia)
Marc Eyraud (Dr Paul Rugen)
Frederik Zichy (Franz von Aland)
Bruno Thost (Chopin)
Henry van Lyck (Borschikoff)



10 commentaires:

Tanya a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Patrick Mandon a dit…

Merci Nadia !

monde d'avant a dit…

Cela se passe en Lettonie, c'est à dire nulle part

Anonyme a dit…

C'est très exactement cela, Kleber du monde d'avant, la Lettonie c'est nulle part. Un pays pour vous aussi. Et ce n'est pas parti pour changer.
Patrick, l'ami, c'est vous bien sûr.

Corinne a dit…

Quelle mélancolie dans ce paysage que Nadia nous décrit ! Comme souvent, l'inculte que je suis n'a lu aucune ligne de Marguerite Yourcenar, j'ai toutefois, avant d'y remédier, découvert ceci, j'aime beaucoup.

Vous ne saurez jamais...

Vous ne saurez jamais que votre âme voyage
Comme au fond de mon coeur un doux coeur adopté ;
Et que rien, ni le temps, d'autres amours, ni lâge,
N'empêcheront jamais que vous ayez été.

Que la beauté du monde a pris votre visage,
Vit de votre douceur, luit de votre clarté,
Et que ce lac pensif au fond du paysage
Me redit seulement votre sérénité.

Vous ne saurez jamais que j'emporte votre âme
Comme une lampe d'or qui m'éclaire en marchant ;
Qu'un peu de votre voix a passé dans mon chant.

Doux flambeau, vos rayons, doux brasier, votre flamme,
M'instruisent des sentiers que vous avez suivis,
Et vous vivez un peu puisque je vous survis.

Anonyme a dit…

Inculte pour inculte, je n'avais jamais entendu parler de ce poème déchirant, chère Corinne. Merci de nous l'avoir offert en partage. Des incultes comme vous, j'en veux bien tous les jours, matin, midi et soir. C'est le charme de ce blog. Chacun amène ses trouvailles, ses petits trésors, et l'ensemble est diablement prenant.

Patrick Mandon a dit…

Il est vivement recommandé, ici, de mettre la main au culte.

Corinne a dit…

Patrick, on se doute bien que vous ne serez pas le denier !

Aline a dit…

Hahahahaha ! Nadia une jeune attachée d'ambassade ! Et quelle ambassade, on peut savoir ???? La prchaine fois, elle pourrait faire une fiche de lecture laborieuse sur ... Thomas l'imposteur ?

Lola a dit…

"Nadia", une jeune attachée d'ambassade : hahahaha ! Et quelle ambassade ? La prochaine fois, qu'elle fasse une fiche de lecture sur ... Thomas l'imposteur ? Ce blog serait-il un asile pour mythomanes, parce que : juive, roumaine, diplomate et jeune, ça pèse son kilo de mensonge !
Même avec ses lunettes noires, on la reconnaît !