mercredi 15 décembre 2010

J'aimais les femmes atroces dans les quartiers énormes…




La dame avait une robe
En ottoman violine
Et sa tunique brodée d'or
Était composée de deux panneaux
S'attachant sur l'épaule

Les yeux dansants comme des anges
Elle riait elle riait
Elle avait un visage aux couleurs de France
Les yeux bleus les dents blanches et les lèvres très rouges
Elle avait un visage aux couleurs de France

Elle était décolletée en rond
Et coiffée à la Récamier
Avec de beaux bras nus

N'entendra-t-on jamais sonner minuit

La dame en robe d'ottoman violine
Et en tunique brodée d'or
Décolletée en rond
Promenait ses boucles
Son bandeau d'or
Et traînait ses petits souliers à boucles

Elle était si belle
Que tu n'aurais pas osé l'aimer

J'aimais les femmes atroces dans les quartiers énormes
Où naissaient chaque jour quelques êtres nouveaux
Le fer était leur sang la flamme leur cerveau
J'aimais j'aimais le peuple habile des machines
Le luxe et la beauté ne sont que son écume

Cette femme était si belle
Qu'elle me faisait peur

Guillaume Apollinaire, 1909, poème extrait de Alcools




Photographies : Metropolis, film de Fritz Lang, 1927
















17 commentaires:

JMT a dit…

Excellent choix, cher Patrick, et illustrations idéalement sélectionnées !

On croit savoir que G.A., à l’instar de beaucoup d’artistes en général, notait ses rêves. 1909 semble l’attester.

Ce poème est nettement divisé en deux parties.

Les 15 premiers vers sont libres : une femme très jolie, rieuse, attirante, une sorte de mannequin à l’érotisme évanescent tel qu’on en voit dans les
magazines, fussent-ils de l’époque ou d’aujourd’hui.

Vient la cassure :

Elle était si belle
Que tu n’aurais pas oser l’aimer

Enfin, cinq alexandrins parfaits pour évoquer une vie tératologique (on voudra pardonner le néologisme). G.A. y alterne le “tu” et le “je” en un soliloque effrayant.



Cette femme était si belle/Qu’elle me faisait peur

Combien sommes-nous à avoir connu ce sentiment ? Des cohortes !

ps : certains exégètes de G.A. font un comparatif entre ce poème et Cendrillon. On peut y réfléchir. Avant minuit, après minuit. De surcroît, G.A. a écrit une “Suite de Cendrillon”.

Corinne a dit…

Bonjour Patrick, j'ai entendu ce poème ce matin.. et je m'étais promise de le retrouver. C'est fait :-)

Patrick Mandon a dit…

Corinne, d'abord : belle et rare amie, figurez-vous que nous écoutons la même radio, puisque, ce matin, à France culture… Aussitôt, j'ai cherché dans mon recueil Alcool, et j'ai retrouvé cet extraordinaire poème, que j'avais oublié. Me sont apparues, alors, les images de Metropolis. Vos manifestations nous sont précieuses, Dame de Bourgogne !
Jean-Michel : votre interprétation de 1909 me paraît très subtile, très fine, et très juste. Vous écrivez : «… certains exégètes de G.A. font un comparatif entre ce poème et Cendrillon. On peut y réfléchir. Avant minuit, après minuit. De surcroît, G.A. a écrit une “Suite de Cendrillon”». N'hésitez pas à nous en dire plus sur ce sujet…

Corinne a dit…

La même radio en effet, de 10h à 11h surtout. Vous m'êtes tout aussi rare et cher, Patrick. N'en doutez pas !

Corinne a dit…

Je n'ai pas vu Metropolis, mais c'est surprenant comme les photographies collent au texte, elles lui donnent même une autre dimension. Superbe association !

Patrick Mandon a dit…

Je ne rendrai jamais assez hommage à Guillaume et à son père, le grand électricien de la poésie moderne, Blaise Cendrars. D'une manière générale, il me paraît que la poésie a tout vu, tout nommé, tout pressenti ; qu'elle soit classique, romantique, parnassienne. Avec la peinture, elle aura «abondé» le cinématographe.

Joël H. a dit…

la poésie a tout vu, tout nommé, tout pressenti
Ce n'est pas faux, et c'est sans doute pour ça qu'elle est morte.

Patrick Mandon a dit…

La poésie serait morte d'avoir tout «vu», M. Jo ? Vous avez des preuves de ce que vous avancez ? Je penserais plutôt, comme cause de sa «mort» (elle vit toujours, souterraine), à un excès d'abstraction, presque de maniérisme. Nous l'avons abandonnée à des précieux ou à des balourds.
Disons qu'elle s'asphyxie…

Joël H. a dit…

Des preuves, comme vous y allez, Patrick. L'intuition, tout au plus, mais bien ancrée, d'une forme morte (même si nous l'avons tant aimée) - abandonnée aux précieux, vous avez raison, faute de réel enjeu.
Morte dieu merci après avoir tout donné, entre autres chez Guillaume l'Apollinaire dont il est question, et avant des obsèques, chez Dada et consort, qui valaient le déplacement.

Corinne a dit…

Tant qu'il y aura des amours contrariées et mortelles, il y aura des poètes et des assassins ! Et si il n'y a pas de renouveau en la matière, c'est peut-être que la matière ne change pas..

Patrick Mandon a dit…

Corinne, très pertinent ! Nous aimons que vous surgissiez ainsi.
M. Jo, vos arguments me conviennent, mais nous ne saurions limiter la poésie à son expression surréaliste, surtout comme ultime manifestation ou preuve de vie. Nous pensons à Aragon, bien sûr, ainsi qu'à Olivier Larronde, et si nous ne pensons pas à tant d'autres, c'est que nous ne les connaissons pas. Mais voyez plutôt chez le délicieux J. M. Théaux, toute la poésie y a élu domicile.

JMT a dit…

à Corinne en premier, bien sûr :
vos propos -trop rares- mais si frais font qu'à les lire de trop près, on prendrait vite un rhume de coeur.

à M.Jo :
"Tout a été dit cent fois
Et beaucoup mieux que par moi
Aussi quand j'écris ces vers
C'est que ça m'amuse
C'est que ça m'amuse
C'est que ça m'amuse et je vous chie au nez."
Boris Vian
Ces mots sont toujours dans ma tête. Ils m'ont permis d'oser écrire. Le mot est lâché = OSER écrire.
Et que je sache, à vous lire au quotidien, je répète que vous écrivez particulièrement bien.

à Patrick : G.A. écrit La suite de Cendrillon en 1919.
Quelques pages complètement loufoques, très surréalistes mais impossibles à résumer. On croirait du Sternberg avant l'heure.
Le cocher rat continue sa vie, les chevaux aussi : ils deviennent des scélé-rats et se font crapuleusement une masse d'argent. Et les six lézards deviennent Les Arts (!) : la Poésie, la Peinture, la Sculpture, l’Architecture, la Musique et la Danse ...Ils vendent aux Etats Unis les pantoufles de vair comme vide-poche, je crois...

ps : à propos de Sternberg, le jeune et très talentueux Jérôme encense à juste titre J.Sternberg aujourd'hui. Un "feu" bien réconfortant que je recommande à toutes et tous.

Corinne a dit…

Cher Jean-M, vous pouvez vous approcher sans crainte, je suis très bien chauffée (sourire).
Et comme vous faites bien d'oser !

Cette Cendrillon et son drôle d'attelage me plaît beaucoup, a-t-elle été éditée dans son intégralité ?

JMT a dit…

Chère Corinne,

Sans savoir que cela pourrait intéresser, je viens à l'instant de libérer Cendrillon, ou plutôt ses acolytes. Ils sont ici, sous la plume si inspirée de Guillaume :
http://nuageneuf.over-blog.com/

Corinne a dit…

Merci Jean-Michel, j'y cours, j'y vole !

TFP a dit…

Que dire sinon rien, c'est beau, brillant, violent, fou, comme le monde n'est plus.

Patrick Mandon a dit…

TFP : «Que dire sinon rien, c'est beau, brillant, violent, fou, comme le monde n'est plus.»
C'est ce qu'il fallait dire aussi !