mardi 2 octobre 2012

La peste soit du choléra !


La nouvelle de Thomas Mann est brève, dense mais brève. Or, le film que Luchino Visconti a tiré de « La mort à Venise », avec l'aide de Nicola Badalluco pour le scénario, est d'une durée de 135 mn. Chaque image est nécessaire, constitutive de l'histoire qui se développe, et révélatrice du tourment très intime, violent dont le musicien Aschenbach (dans la nouvelle, il s'agit d'un écrivain) est la proie. Toute sa vie, cet homme a cherché la beauté (thème développé longuement dans « Docteur Faustus », du même Thomas Mann), jusque dans la rupture, il a exploré les ressources sonores de l'orchestre, il a voulu de l'inouï. Et le voilà, solitaire, vieilli, usé, sans emploi sentimental, voyageur luxueux à Venise. Le destin l'attend, qui aime à ricaner aux dépens des hommes ; il prend l'aspect d'un jeune garçon, d'un adolescent gracieux, mince, botticellien. Et notre compositeur, qui, toujours, fut comme émotionnellement verrouillé, se découvre une passion dévorante pour cet éphèbe, qui conduit progressivement sa victime vers son « projet » informulé. Pauses gracieuses, sourires esquissés, feintes suggestives du corps, regards soutenus : Tadzio tisse sa toile autour d'Ashenbach (dont le nom signifie ruisseau de cendres), l'envoûte, le paralyse. Alors que l'épidémie de choléra décime les rues de Venise, le musicien, agonisant, connaîtra, dans son costume de lin blanc, une fin sulpicienne.

La beauté des autres n'est pas une fin en soi, mais elle peut être une fin pour soi.



- Entre la Lettre à Élise de Beethoven, jouée dans le salon de l'hôtel et ensuite, guère mieux, par Esmeralda au bordel, quel rapport y avait-il ? 
- Ah, là aussi, cela a été le hasard. Je voulais tourner la scène avec Tadzio au piano et j'ai demandé au petit de m'exécuter ce qu'il savait jouer. Il a donc joué la Lettre à Élise que j'ai reprise dans la séquence qui suit, au bordel. 
- Et ainsi tu as rendu Tadzio un peu prostitué, et la prostituée un peu Tadzio... 
- C'est ce que je voulais. Je désirais en effet, unifier et en même temps, dédoubler l'élément de la « contamination » et de l'attraction des sens, et celui de la pureté enfantine. Par ailleurs, la fille du bordel rappelle un peu Tadzio parce qu'elle a un visage pur de fillette, outre la référence à Docteur Faustus, au moins pour ceux qui l'ont lu, et plus précisément l'allusion à la biographie de Nietzsche que le Faustus contenait. Bref, Aschenbach, en reliant la présence de Tadzio au souvenir de la prostituée, c'est-à-dire à la contamination qui s'était produite des années auparavant, saisit pleinement l'aspect le plus équivoquement « pêcheur » de son attitude à l'égard de Tadzio. Il est donc en proie, comme auparavant avec Esmeralda, à la tentation de céder. Tadzio résume ce qui a constitué un pôle de la vie d'Aschenbach, un pôle qui, représentant la vie - comme alternative et antithèse de l'univers rigidement intellectuel, de cette « vie sublimée » où Aschenbach s'est enfermé - se termine par la mort. Esmeralda et Tadzio ne représentent pas seulement la vie, mais sa dimension spécifique, troublante, contaminatrice, qu'est la beauté. Mann disait dans Sur le mariage, en citant Platen : « Qui a contemplé de ses yeux la beauté est déjà voué à la mort. » Je voudrais, du reste, que ce fût la « phrase de lancement » du film, parce qu'elle contient son sens le plus profond. 
(Extrait d'un entretien entre Visconti et Lino Micciche, dans Luchino Visconti cinéaste, d'Alain Sanzio et Paul-Louis Thirard, Ramsay, 1986.)


Photographie : Visconti règle une scène de Mort à Venise


Sur Visconti, on pourra se promener : 

Gruppo di famiglia Visconti Drieu via Visconti, Joël H. via Guidoni  Le décor d'une vie -1-
Le décor d'une vie -2-  Le décor d'une vie -3-  Luchino est mort !  L'enchanteur du XXe siècle (1)

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