jeudi 25 janvier 2018

Soi-même, 1 : avant la mélancolie

De tous les grands peintres, Albrecht Dürer (Nüremberg 1471-1528) fut le premier à s'être livré avec un soin particulier à l'exercice de l'autoportrait, ou plutôt, comme on disait alors, à la « peinture de soi-même ». Il s'est représenté avec une minutie fiévreuse, il s'est ausculté, il s'est magnifié, souvent, jusqu'à se donner l'aspect et l'allure du Christ : c'était tout de même faire preuve d'assez d'orgueil ! Et encore, il ne s'est peint qu'en buste !
Il s'est très tôt regardé dans un miroir ; l'objet était très rare à son époque, mais, même sans y penser il réfléchissait suffisamment, puisque le garçon avait à peine treize ans lorsqu'il se vit ainsi :














  Le texte, en haut à droite du dessin, de sa main, dit ceci : « J'ai fait ce portrait d'après moi-même, en me regardant dans un miroir, l'année 1484, quand j'étais encore un enfant. (Vienne, Graphishe Sammlung Albertina) »


Le voici encore, en 1493, dans le portrait dit « au chardon ». Il a quelque chose de raide ; cela s'explique par la nécessité tout à la fois de tenir la pose, de s'observer, puis de peindre. C'est un bel homme, avec une chevelure de paille mouvementée, une expression sévère et inquiète, un nez fort, des lèvres comme deux vagues charnues, un cou gracieux, long, une chair aimable. Il a pris conscience de son talent, et saura le faire reconnaître.
















Autoportrait ou portrait de l'artiste tenant un chardon (1493), musée du Louvre


Dürer, artiste complet, est un type sérieux, très fin, réservé. En 1493, il poursuit, en Allemagne, sa formation artistique. Un premier séjour en Italie, assez court (1494-1495), alors qu'il est encore un inconnu, lui présentera la figure de l'artiste (et du peintre) et son « emploi » dans la société, dans leur pleine mesure néoplatonicienne : un seigneur de l'esprit (« Pittura e cosa mentale » « La peinture est une chose de l'esprit » écrit Léonard de Vinci)
Sa piété est sincère : loin d'être menacée par l'accroissement incessant de ses connaissances, en particulier dans le domaine des mathématiques, elle s'augmente  avec le temps. Il connaît tôt sa valeur, juge son talent en le comparant à celui des autres, et surtout des Italiens. Il se produit en Europe, alors, un immense « remuement de compréhension » du monde.
Il ne cesse de s'observer, en artiste, mais aussi en humaniste, sans complaisance. Ce qu'il voit, c'est un un homme tout entier singulier. Il voit encore et toujours les métamorphoses de son reflet. Il se traque, sans souci autre que celui de se « reproduire ». Dürer exerce ce qu'on pourrait appeler son « droit de circonspection ».

Vers 1505, il se dessine nu, vraiment nu, et encore menacé, attaqué par le temps, mortel. Le miroir est certainement trop petit pour qu'il puisse s'y considérer du haut jusqu'en bas, alors il présente ce qu'il perçoit : le voici incomplet (plume, brosse, lavis et rehauts de craie). Du buste musculeux, sec, de la verge courte et vigoureuse comme une racine, et des testicules, se dégage une impression de vraie force. Cet athlète vieillissant ne se ménage pas. La part d'ombre qui l'environne est égale à celle de la lumière qui le saisit, les deux ensemble révèlent les traits d'un visage inquiet, que la grâce a quitté. Cet homme est résolu à poursuivre un chemin, dont il n'ignore pas l'issue.




















Nous retrouverons Dürer prochainement.

Le thème de l'autoportrait, et, plus précisément, de l'éternel et permanent « retour sur soi »,  m'a inspiré un poème de mirliton, qui ne figurera certes pas dans une anthologie consacrée à la poésie du XXIe siècle, mais qui aurait sa place, au reste fort digne, dans une résurrection de l'Almanach Verts Maux : 

Est-ce soi que l'on voit ?
Et ce « soi », est-ce moi ?
Est-ce moi que je vois ?
Et ce « moi », est-ce soi ?
Est-ce toi que je vois ?
Et ce « toi », est-ce moi ?


Soi, moi, toi : en tout trois  ;
Trois en un, tous en moi,
Toi, soi, moi : tout cela !
Et sous le même toit !
Moi à tu et à toi
Avec un même soi !

Est-ce à soi que je dois
De tant tenir à moi ?
Et ce moi, quel qu'il soit,
Qu'est-il en soi, ce moi ?

Est-ce bien moi, ce « soi » ?
Qui est ce toi en moi ?
Et puis, ce quant-à-soi,
Que cèle-t-il de moi ?

Que dit-il donc de moi ?
Eh bien, de toi à moi,
Et du vers à la soie : 
- Tu es une merde dans un bain de soi ! (1)

1) « Vous êtes de la merde dans un bas de soie », Napoléon à Talleyrand, conseil des ministres, château des Tuileries, 28 janvier 1809.

Dominique A ne cesse de nous séduire. Il vient de produire un superbe disque, dont j'extrais cette chanson, mêlée d'énigme et de mélancolie. Elle ne me semble pas hors-sujet.



3 commentaires:

R. Claude a dit…

Bonjour Patrick,
Nostalgie encore...
J'apprends ce matin la disparition de Guy Dupré, auteur rare un peu secret d'essais et de romans mots de passe. Je l'ai découvert il y a une vingtaine d'années intrigué et attiré par les titre de ses livres. "Les fiancées sont froides" (quel titre formidable !) ou "Les manœuvres d'automne" avaient de quoi rendre jaloux les "hussards" dont il fut le contemporain sans les rejoindre. Chrétien surréaliste, il vénérait Rilke, Apollinaire et Breton. Un hommage dans Causeur ? Bien à vous.

V. s. a dit…

Un peintre que je découvre plus en détails grâce à vous, à l'angle par lequel vous le presentez. Un peintre, un aquarelliste, un graveur de génie. Vos trois choix sont impressionnants, de précocité d'abord, de lucidité ensuite.
Tout ici est à sa place, votre poème et la chanson de Dominique A, entre parenthèses je trouve son clip très réussi.

Patrick Mandon a dit…

Comme vous, René-Claude la mort de Guy Dupré me touche beaucoup. J'approuve chacun des termes, dont vous usez. Quel style ! Quelque chose de froid en apparence, la maîtrise totale, et l'effet de surprise par le style. Vous avez encore raison de préciser qu'il fut chrétien et surréaliste : seuls quelques imbéciles s'étonneront de cette « compatibilité ». Vous aurez noté dans « Les fiancés sont froides », ce récit de la Baltique, une atmosphère assez proche de « Le Coup de grâce ».
Et félicitations vives, proclamées, soutenues pour ceci, de vous, trouvé chez vous : « A l'ère du grand nivellement, la contemplation assidue d'œuvres d'art reste la meilleure protection contre les fâcheux. Si elles satisfont aux trois exigences fondamentales de la création artistique validées par le temps, à savoir l'incarnation, la transcendance et la verticalité, elles forment une armure invisible et offrent à l'amateur un champ infini de plaisirs esthétiques. Incarnation, transcendance, verticalité. » (http://pour15minutesdamour.blogspot.fr/).
Cher V.s., je suis bien certain que vous approuvez, vous aussi, les propos de René Claude. Quant à Dominique A, total respect et considération ! Bien à vous.