mardi 11 août 2009

L'européenne délaissée

















Où l'on croise, grâce à Nadia Moscovici, l'écrivain Jean-Paul Kauffmann, revenu de l'enfer le 5 mai 1988, en compagnie de Marcel Carton, Marcel Fontaine, mais sans
Michel Seurat, décédé en captivité, tous otages, trois années durant, dans des conditions matérielles et morales d'une grande dureté, au Liban. Où l'on part en Lettonie, petite nation pleine d'ardeur, «très seule et sans amis», encore éclairée au néon soviétique, prête à succomber à toutes nos tentations…

«J’ai rencontré Jean-Paul Kauffmann en 1996, quelques semaines avant de partir pour mon tout premier poste en Lettonie. Pour « clore en beauté » deux ans de formation un peu hétéroclite, il avait été invité avec ses compagnons de captivité à nous parler de ce qu’il faut faire si, comment survivre au cas où… Charmant. En diplomates rompus à ce genre d’exercice, Carton et Fontaine nous avaient narré force anecdotes glaçantes là où il était resté très en retrait. On le sentait encore marqué, presque douloureux. L’aspect diplomatique ne
semblait pas vraiment le concerner. On le comprend. Nous avons discuté assez longuement ensuite, puis il est retourné à ses Landes et son Bordeaux, j’ai mis les voiles sur Riga. De lui j’avais lu « La chambre noire de Longwood », évocation de l’île de Sainte Hélène et de sa curieuse atmosphère figée et mortifère au travers de la lente agonie de l’empereur. C’était bien écrit, avec un style sobre et touchant, même pour ceux qui, comme moi, préfèrent Bonaparte à Napoléon. J’ai eu beau guetter perfidement des tendances complaisantes à relier la captivité de l’un à celle de l’autre, je ne les ai pas trouvées.
A l’évidence, il aime les déchéances et les atmosphères nostalgiques puisqu’il vient de publier un « Courlande » que j’ai lu cet été sur des plages écossaises, un peu pour lui, un peu pour la Lettonie.

«C’est où, c’est quoi la Lettonie ? Un des trois minuscules pays baltes, Bénélux du septentrion, ex républiques soviétiques. Celui du milieu. Une négation. Ni russe, ni allemande, ni scandinave. Elle est très seule, elle n’a pas d’amis, ni à l’Est ni à l’Ouest, que des intérêts. Ce n’est même pas un pays rêvé. Aucune chimère, aucune extravagance, aucune idée préconçue ne pèse sur elle. Je l’avais choisie précisément pour cette absence de matérialité. Il me faudrait peupler le vide, enchanter le trivial, rehausser la platitude.
Pas facile. L’été est court et bascule soudain dans l’hiver interminable, glacé et nocturne. La brièveté des jours séquestre les individus et les condamne à une longue hibernation. Une muraille noire sur laquelle on bute pendant sept ou huit mois.
JPK l’a trouvée aussi triste q
ue Longwood, avec cette même odeur de moisi et de débine, cette senteur des vieilles bottes et des fourrures piquées qui s’apparente pour lui à l’oubli et à l’exil.
Malheur aux petits Etats, surtout s’ils vivent à l’ombre des grands. Lâchement, nous les avons abandonnés sans nous retourner. Pendant quarante-cinq ans ans, nous les avons laissés à leur grisaille, à leur dèche. Pourtant, ils jouissaient entre les guerres d’un niveau de vie comparable à celui de l’Ouest. Alors s’est installée l’angoisse diffuse de ne pas retrouver l’âge d’or, la peur de s’incruster dans le temps mort et une transition interminable. A présent, ils réclament. Ils demandent même des comptes. Nous les avons plaints, mais toujours en les regardant de haut. Ils étaient si endurants, si attendrissants même, portant à la main leurs éternels sacs en plastique, affligés de leurs ridicules vêtements bon marché.
La Lettonie est un no man’s land, une contrée intermédiaire, un pays en creux. Elle est à peine réelle, pas trop sûre de son existence, presque désaffectée, voire vacante. Derrière elle, un ordre ancien qui s’est désisté, devant, une société d’abondance tout aussi douteuse. Mais à ce modèle, les lettons ne veulent renoncer à aucun prix. C’est leur tour. Ils sont dévorés par l’envie de rattraper le temps perdu qui réparerait toutes les privations. Les étalages garnis ont un temps assouvi leurs besoins. A présent, ils sont coincés entre l’indispensable et le désirable. Quelle liberté ont-ils acquis au contact de la société de consommation, sinon la sensation d’une nouvelle dépendance ? Mais ils veulent éprouver le délice du fourvoie
ment, refaire le même chemin que nous, avec les mêmes fautes. L’expérience ressemble aux cure-dents, personne ne veut s’en servir après, disait Dorgelès. Un jour, ils connaîtront eux aussi la mélancolie du rassasiement, la lassitude distinguée du surdéveloppé, l’orgueil du doute et la certitude imprudente du beau et du vrai.
Pourtant, tout à leur soif de modernité et de confort occidental, ils ont ignoré les trésors que recèle leur monde perdu. L’âme de l’ancienne Russie avec son cortège de désastres, de sursauts, de souffrances erre toujours du côté de Jurmala. Une Russie d’avant 17, sorte de paradis perdu, vaguement occidentalisé, d’illusion tchekhovienne érigée au bord de la Baltique. Paradoxalement, les conditions frontalières imposées par l’armée soviétique ont sauvé les côtes et les châteaux transformés en lycées techniques, bibliothèques municipales ou maisons de retraite ont tenu.

«Le croirez-vous ? J’ai finalement aimé ces immeubles bancals, ces fils électriques pendant le long des balcons comme des lianes, une architecture des années soixante-dix, tellement poussiéreuse et si férocement démodée qu’il serait délictueux de faire disparaître une telle relique. J’ai adoré ce bolcho-destroy déglingué, les logements rapiécés à l’infini qui témoignent de la dèche et de l’inventivité de ce peuple. La mouise et la solidarité, tout un art de la débrouille chez ces convalescents, pas encore remis du choc de la liberté retrouvée, si désireux d’aller vite, de hâter leurs retrouvailles avec l’Europe.
Et les néons, surtout. Le néon est l’héritage indestructible de l’ère soviétique. Le propre de cet éclairage est la
panne ou le clignotement. Quand il n’y aura plus de néon dans les ex-pays communistes, les vieux fantômes du matérialisme dialectique disparaîtront définitivement.
Et les musées. La muséographie est une passion lettonne. Le plus humble village possède son bric à brac où sont entassés des objets invraisemblables. Des collections complètes de tronçonneuses soviétiques, un étalage riche d’enseignements sur l’époque communiste, son aspect primitif, increvable et baroque. Ne rien jeter, transmettre à tout prix pour être sûr d’exister.
Et mes lettons rudes et un peu coincés, comme les pierres de leur pays. Longs à chauffer mais une fois la chaleur emmagasinée, elle reste. Ils ne feront jamais le premier pas, mais ensuite tout est possible. Une seule chose m’a terriblement manqué. On ne dévisage pas les femmes en Lettonie. On finit par se sentir transparente et regretter les regards des Français qui matent avec une insistance plus ou moins appuyée selon leur avidité ou le niveau de leurs bonnes manières.
«Je ne crois pas que JPK retournera en Lettonie. Moi non plus d’ailleurs. Mais pour d’autres raisons qui tiennent à ce que j’y ai fait pendant 4 ans, et que je vous raconterai une autre fois.
Si je vous dis que 90%
de la population juive a été décimée, la plus importante proportion d’Europe, avec l’aide de la population locale, qui accueillit les troupes allemandes en libérateurs, je vous donne une piste.»
Nadia Moscovici

13 commentaires:

monde d'avant a dit…

Nous voyons ici que cette charmante tradition du Quai depuis Berthelot qui consiste à abriter en son sein de jolies plumes persite avec la délicieuse Nadia qui aime rêver sur les petites nations, comme le fit, je crois André Suarès dans Vues sur l'Europe.
Ia tiébia tsiélouiou,
Votre agent en Caronie.

Patrick, votre utilsation lovelacienne du blogue, je n'y avais pas pensé.

Patrick Mandon a dit…

Berthelot ! Comment, Jérôme, vous connaissez et appréciez Berthelot ! Ah mais, c'est bien sûr : vous y êtes venu, comme moi, par Paul Morand ! Berthelot fut le créateur du Quai, le premier de nos diplomates. Il n'a, dans toute l'histoire, que peu d'égaux. Et combien d'ennemis ! Quelle merveilleuse intelligence, quel goût, quel sens du plaisir, et quelle mélancolie au fond !
Alors, comme cela, vous m'accusez de pratiquer la manœuvre lovelacienne ? Je n'y avais pas pensé. Mais à quel Lovelace faites-vous référence ? Ils sont plusieurs, jusqu'à un chanteur américain de charme que j'imagine, à présent, comme une sorte de caramel chauffé…
Vous avez vu, la belle roumaine, comme Émilie : coup d'essai, coup de maître ! Des femmes à plumes, pour un blog, c'est bien mieux que des femmes à poil…

Emilie a dit…

Chère Nadia, comme j'ai aimé ce texte un peu triste et pessimiste ! Patrick est un vrai manager, toujours un oeil sur les plumes !

J'aimerais bien moi aussi que Jérôme nous explique de quel Lovelace il s'agit, car cela pourrait ne pas être très flatteur ! Juste pour savoir si on répond ou si on riposte !

Saul a dit…

Nadia, chapeau ! très joli texte, qui mele la fierté d' une nation malgré sa taille, mélancolie "kauffmanienne" et un mélange d' admiration et de soupçon de reproche envers cet état... ( il y aurait beaucoup à dire tu sais, sur l' histoire de cet état, car meme avant guerre, Ulmanis avait établi un régime quasi fasciste avec organisation paramilitaire, mouvements de jeunesse ( le maspoulki, qui faisait usage du salut fasciste ) et pendant la guerre bien sur...)

Patrick Mandon a dit…

Cher Saul, il n'est que Nadia pour vous faire revenir ! Nous attendons toujours un texte de vous, une sorte de rêverie dématérialisée sur l'Histoire des hommes. Quelque chose de court, d'incisif, d'étonnant. Oubliez ce que vous savez, apprenez-nous ce que vous ignorez…

Saul a dit…

Patrick , non j' étais toujours là mais juste de temps en temps ( un peu pris en ce moment ) et ai assisté à votre "partie à 3" ( si je puis me permettre : ) ) avec Emilie et Paul, c' était excellent.
et je n' oublie pas votre "devoir de vacance", vous savez, j' y ai beaucoup réflechi, le nombre d' exemples et la matière ne manquent pas mais je n' arrive pas à trouver l' angle, et aussi la forme surtout...mais je n' abandonne pas, juste un peu de temps et de patience....
et puis Emilie et Nadia ont mis la barre très haut !
( par contre là vous venez de me donner une idée sur tout autre chose, laissez moi un peu de temps et peut etre....)

bien à vous

Anonyme a dit…

Merci à vous tous. J'avais vraiment peur du bide monumental avec ce livre pas vraiment estival et plutôt austère (comme l'est JPK qui n'a rien d'un gai luron), mais qui m'a touché au coeur. J'ai tenté de vous en restituer l'atmosphère, parfois un peu lugubre comme peut l'être la plaine lettonne, mais très poétique et pleine de tendresse au final pour ce petit pays oublié. La prochaine fois je vous parlerai de Keyserling, l'ami de la belle Ocampo. Il sera question d'empire déchu, de monde d'avant et de décadence magnifique. Une sorte de guépard au pays des barons baltes.

Patrick Mandon a dit…

Oui Saul, les filles ont placé la barre très haut. Il fallait s'y attendre. Elles sont déjà ailleurs, quand nous sommes encore là. À vous, Saul ! The best is yet to come !

Patrick Mandon a dit…

Mes nièces, adorables créatures, qui ne souhaitent pas intervenir directement, font connaître à l'auteur de ce texte leur «absolu enchantement».
Mes nièces sont de délicieuses personnes, qui exercent une séduction universelle. Quand elles viennent me visiter, je suis obligé d'écarter les importuns, les prétendants et les prétendus, qui dorment dans le hall de mon immeuble. Je les chasse à coup de barre de fer.
Mes nièces préférant, comme leur oncle, le plaisir aux honneurs, me disent qu'elles sont simplement heureuses (et non pas fières) que Nadia ait choisi le blog de leur oncle pour publier cette «confidence européenne» (pour reprendre leur propre expression).
J'approuve mes nièces.

Anonyme a dit…

Tel oncle, telles nièces.

Saul a dit…

Patrick, vous savez, c' est une drole de coïncidence avec ce billet de causeur. j' ai plein de matière maintenant, faut qu' je trie.....

Patrick Mandon a dit…

Cher Saul,
Ne vous inquiétez pas outre mesure. Si vous avez le fond, laissez parler votre «désir de forme». Ne pensez pas en historien, mais en personnage singulier, avec votre inquiétude fondamentale, avec votre courage tranquille. Quelque chose se formera. Laissez «chanter» l'air entêtant dont vous ne connaissez que le refrain. Nous n'avons besoin que d'un refrain…

Anonyme a dit…
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