mardi 29 septembre 2009

Corps sans garde











«Les Onze Mille Verges
est l'un des grands romans… politiques du vingtième siècle ! Dans
ce Gil Blas moderne, les pérégrinations du prince Vibescu et de son valet Cornaboeux, de Paris à Port-Arthur (en Chine, comme son nom ne l’indique pas), sont prétexte à exposer en détail quelques questions essentielles de l’avant-guerre : la faiblesse de l'empire russe, la supériorité du Japon, les désordres français, la duplicité de l'âme allemande et le fanatisme meurtrier des Serbes. Ainsi, on y voit le roi de Serbie et sa femme assassinés à Belgrade, après la conjuration de Bucarest, et la guerre éclater entre le Japon et la Russie. Il faudrait des pages pour analyser comme elles le méritent les allusions militaires et diplomatiques du roman.
Absurdité, Mystification ? Les Onze Mille Verges ne sont qu'affabulations grivoises, fatras de grossièretés et délires bouffons. Oui. Justement ! C'est aussi un livre pornographique, sa grandeur et sa justesse tiennent à ce mixte.»
Il bruit de toutes les folies du monde d'avant 14, de l'indécence des puissants aussi bien que de la jouissance des corps. Quelle obscénité s'accorde mieux à l'obscénité de toutes les perversions sexuelles qui scandent l’ouvrage, que celle de la politique et des affaires ?
Apollinaire veut à toute force savoir ce qu'il y a à l'intérieur, dans les têtes et dans les ventres. Il ne recule devant aucune expérience. Que ces aventures innommables
aient pour théâtre l'Europe ou l'Asie, la garçonnière d'un sénateur, des chancelleries, l'Orient-Express, des champs de bataille et le carnaval de Nice, rien de plus logique. Au délire de l'histoire, les personnages ajoutent le délire des sens, qui est la matrice de l'autre. D’ailleurs, l’histoire en elle-même est absurde : «Je mets ma fortune et mon amour à vos pieds. Si je vous tenais dans un lit, vingt fois de suite, je vous prouverais ma passion. Que les onze mille vierges ou même onze mille verges me châtient si je mens !». Funeste promesse ! Pour s'être imprudemment vanté auprès de Culculine d'Ancône, jeune Parisienne aux charmes bondissants, Mony Vibescu succombera sous les coups des 11 000 Japonais vainqueurs à Port-Arthur. Mais avant le châtiment suprême, le noble roumain «au vit fumant» (on reste pantois devant la richesse du vocabulaire apollinarien en la matière), assouvira toutes ses passions, sans freins ni interdits, en compagnie du vil Cornaboeux, un colosse à l'engin énorme. Merde, sang et foutre : ce cocktail détonant scande les parties fines du duo, que même les trépidations de l'Orient-Express ne sauront endiguer, puisque les tribulations sexuelles du pseudo-prince le mèneront de Paris en Mandchourie, en passant par Bucarest et Moscou dans un récit hallucinant.
Apollinaire ne se refuse rien. Avec une volonté évidente d’éclectisme (!), il explore toutes les facettes de la sexualité : sado, maso, macho, scato, à quoi s'ajoute la lubricité, la perversité, le meurtre, l’inceste... Pas un plaisir des sens, pas une déviance ne manque à
l'appel dans ces Amours d'un hospodar (le sous-titre de son roman). On s’emboîte dans tous les sens, pourvu que le plaisir dure. Dans un subtil crescendo, l'ignominie et la barbarie s'installent. De quoi, a priori, soulever le coeur des moins prudes, et heurter le lecteur délicat. Et pourtant, par la grâce d’une écriture alerte, une prose énergique et claquante comme un coup de fouet, un humour noir omniprésent, une cadence effrénée, sa bouffonnerie même, ce roman dégage une impression de joie infernale. C'est rabelaisien, donc truculent, énorme et gaulois. On a surtout le bonheur d’y retrouver le vocabulaire et le rythme des poèmes de Guillaume A. Contrairement à Sade, plus théoricien et subversif (à mon avis), Apollinaire, dont la logique est essentiellement esthétique, est un provocateur. Libre, moderne et généreux. Somme toute, le vrai prince, c’est lui.

Post scriptum : Promu aujourd'hui grand classique de la littérature érotique du XXe siècle, le roman n'a cessé d’inspirer les meilleurs. Georges Brassens y fait joliment référence dans Chansonnette à celle qui est restée pucelle :
Mais si tu succombes
Sache surtout qu’on peut
Etre passée par

Onze mille verges
Et demeurer vierge
Paradoxe à part

Tout comme Gainsbourg, apollinarien de toujours, dans Le Rocking-Chair, offert à Jane Birkin :
Apollinaire
En a aussi des sévères
Et des pas mûres dans ses vers
Dans ses vers
Onze mille verges me sens à bout de nerfs
Agitée

Post scriptum bis : Et puis juste pour le plaisir, parce que sa nostalgie pénétrante est la plus désespérée et la plus mélodieuse, relire Apollinaire à voix haute, en se laissant bercer par sa musique :
Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu'il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte
(La Chanson du mal aimé, extrait)


Nadia Moscovici

Sur le site suivant, on peut voir des «images qui bougent» de Guillaume, et l'on entend sa voix !
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On entendra, seul(e) ou accompagné(e) le texte intégral du récit Les 11000 Verges Ou Les Amours d'un Hospodar, de Guillaume Apollinaire,
lu Par Michel Helgass
3 Cd Audio ; 3h05 ;
Édité par Livrior,
19 Euros sur le site Chapitre.com

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