dimanche 22 novembre 2015

Dernier sanglot à Paris

Cela se passait au petit matin du 14 novembre. Une brise fraîche traversait le pont de Bir-Hakeim, que j'empruntais alors, pour rejoindre un appartement situé sur la rive droite du fleuve. Devant moi, marchait un homme de taille moyenne, habillé d'un superbe manteau de cachemire. Je voyais son dos massif et ses cheveux, un peu clairsemés, qui voletaient sous l'effet de l'air. Il avançait lentement, s'arrêtait, semblait hésiter, en proie à une interrogation qui le navrait. Il fit halte, porta ses mains à son visage, en levant les yeux au ciel, dans une posture qui voulait interrompre ou assourdir le fracas qui l'habitait.

















Méfiant mais pressé, je mis quelque distance entre lui et moi avant de le dépasser, puis je me retournai : je fus d'abord frappé par la beauté de son visage, par l'arête brisée de son nez aquilin, ses pommettes hautes, la profondeur de son regard, le dessin blessé de ses lèvres. Il semblait entre deux âges, à ce moment précis où un homme paraît convoquer sa force et son expérience dans l'espoir de différer le moment de son déclin. Et toute sa physionomie révélait un profond désarroi, sentiment qui m'est désormais familier. Je fis alors trois pas vers lui et osai l'aborder. Tout d'abord, il ne me prêta nulle attention ; enfin, il me dévisagea, esquissa un sourire, et dit ceci : « Il a fallu que je revienne à Paris pour voir cela, après tant d'années d'errance ! ». Je l'interrogeai, voulant connaître ce qu'il avait vu : « Quoi, vous n'êtes pas au courant ? Paris à feu et à sang, des morts et des blessés sur les trottoirs, la douleur, l'agonie, la peur. Mais où étiez-vous donc ? ». Je lui dis la vérité : je me trouvais avec une femme, que je venais de quitter, je regagnais le studio que je louais depuis peu. La marche du monde m'indiffère, et je ne dois fidélité qu'à ma mélancolie. Il posa son bras sur mon épaule, dans un geste d'acquiescement, et me fit le récit complet des événements tragiques, survenus dans la soirée du 13. Il passait devant la terrasse d'un café, lorsqu'une fusillade avait éclaté, puis une autre, et une autre encore, plus loin.
Nous arrivions devant mon immeuble, je l'entraînai derrière moi.






















J'éprouvai plus qu'un vif intérêt pour le mystère de ce personnage bouleversé, je subissais son envoûtement. Il m'évoquait quelqu'un, que je croyais connaître, et que je ne pus identifier. Quand il fut chez moi, il laissa libre cours à son chagrin, et fondit en larmes. Je voyais, par son récit, les corps mutilés, les crânes éclatés, les poitrines rouges de sang, l'effroi soudain sur ma ville.











 



Il pleurait. La ville, dehors, était silencieuse, comme interrompue, hésitant à reprendre son rythme habituel. Il observait de temps à autre les objets et les meubles précieux, qui me restaient du naufrage financier, que j'avais subi deux ans auparavant. J'habite une sorte de vaste cellule monacale aux murs ocres. C'est là que je me tiens la plupart du temps, immobile, le regard fixe, perdu dans la contemplation abstraite et délicieuse de mon ensevelissement. Sans me regarder, il murmura : « Tu es bien ici, tu peux attendre la fin du monde. Elle arrive. J'ai vu hier son avant-garde. Il est vain de vouloir lui échapper. D'ailleurs, elle a commencé bien avant. Elle était dans la défaite de la pensée, dans le triomphe de la nouvelle bourgeoisie, odieuse, grossière, avide, dans le vocabulaire d'épouvante molle, en usage chez ses prédateurs les plus éminents. Les tueurs d'hier et leurs successeurs achèvent dans le bruit et la fureur la besogne d'anéantissement élaborée par les maîtres de la loi globale.
« Tu es vraiment bien dans cet appartement. J'ai perdu le souvenir des chansons que ma mère me chantait, mais je la revois dans une robe d'été, que le vent soulève, découvrant ses cuisses pleines, Et toi, qu'as-tu fait de ta jeunesse ? ». Sa voix se perdit dans une suite de sanglots syncopés. Qu'en avais-je fait, de cette jeunesse nerveuse et inquiète ? Rien ! Je n'avais pas transformé l'essai. Je ne consentais qu'au temps de mon enfance de m'envahir par ondes successives, qui m'éloignaient un peu plus du centre de mon émotion.
J'allai dans la salle de bain. Lorsque j'en sortis, il n'était plus dans la pièce. Son manteau de cachemire avait disparu. Or, la porte était fermée de l'intérieur !
J'avais conversé avec le fantôme du Pont de Bir-Hakeim.


On retrouvera le fantôme ici et là :

Retour sur le pont, Le fantôme du métro aérien 1 , Le fantôme du métro aérien 2, Le fantôme du métro aérien 3, L'enfance, notre passager clandestin, Le principe de fascination,  L'indésirable 2, Brandobsession (Brando's session), Marlon B, for Lady Tanya, and for all Tous les garçons' ladies

 


11 commentaires:

Célestine ☆ a dit…

Ah, cher Patrick, votre texte … il me tourne dans la tête depuis que l’ai lu. Et je tourne autour, ne sachant exprimer quels sont les éléments qui en lui font si fortement vibrer mes cellules, et pas seulement les grises.
Moi qui ai un billet à écrire en cent mots sur le thème de la séduction, je pense à vous et à votre Brandobsession si délicatement mise en scène en regard des événements tragiques de ces derniers jours. Cette rencontre avec cet homme si parfait dans son imperfection même, dans son humanité somptueuse, dans son désespoir fécond, cette rencontre, c’est la séduction incarnée touchant du doigt la délicatesse. On se prend à y croire, comme dans Midnight in Paris, un des derniers films réussis de Woody Allen, les frontières spatio-temporelles sont abolies et ne reste entre nos mains tremblantes que ce désir inassouvi qui nous étreint jusqu’aux tripes et nous laisse hagards. Depuis que je vous lis, jamais encore vous n’aviez taquiné avec autant de force les recoins les plus atroces et les plus délicieux de mon âme humaine. Majeur.
¸¸.•*¨*• ☆

Suzanne a dit…

Chaque pont a-t-il son fantôme, son revenant ?

Je cherche dans ma mémoire les paroles d'une vieille chanson populaire, dans laquelle on parle des fantômes d'enfants morts qui chantent sur un pont, au dessus de la Seine. Google ne m'aide pas, mais curieusement je tombe sur ça: http://www.broudelauriere.fr/les-chansons-de-patrick/
"tout le long de la Seine, il y a des amants perdus..."

Chansons de Patrick, en plus !

Eeguab a dit…

Je viens de lire Celestine et j'ai bondi jusqu'ici. Je salue votre texte, bien que plus marqué par le Tramway ou les Quais. Mais je reviendrai car il semble qu'ici la plume danse allégrément même en mode bien sombre.

Patrick Mandon a dit…

Célestine, mes fantômes familiers me suivent et hantent les lieux où je passe, où je vis.
Suzanne, les fantômes des enfants morts mis en chanson, cela ne me dit rien. J'ai découvert, grâce à vous, qu'il y avait une liste, et des enregistrements, des « chansons de Patrick ». J'en ai entendu quelques-unes, avec accompagnement au piano ; elles m'évoquent des compositions françaises de la fin du XIXe siècle. Tous les garçons s'appellent Patrick…
Eeguab, je ne vous connais pas, je laisse la porte ouverte, revenez quand vous voulez.

villaseurat a dit…

Très beau texte. Biensur, il y a ce "personnage" qui vient du "passé" pour parler du Paris et du monde actuels mais je suis aussi très touché par ce narrateur que la marche du monde indiffère ( ou indifferait avant cette rencontre ), fidèle à sa mélancolie, qui se laisse envahir par son enfance ... Merci.

Eva a dit…

Bonsoir, c'est grâce à Célestine que j'arrive ici. Bravo pour ce beau texte. A très bientôt

Anonyme a dit…

Lumea traverseaza un moment negru. Alaturi de victimele, rudele si prieteni, toate gandurile noastre se indreapta catre voi.

Patrick Mandon a dit…

Nous traversons un « moment noir », en effet, et nous vous remercions de « tourner vos pensées vers nous ». Mais qui êtes-vous donc, cher (chère) anonyme d'expression roumaine ?

Anonyme a dit…

Romanca voastra

Patrick Mandon a dit…

Je me doutais qu'il y avait română meu là-dessous. Chère roumaine, je vous sais actuellement quelque part sur les traces de Dracul, afin de bénéficier, comme votre lointain ancêtre, le voïvode Vlad III dit l'Empaleur, des bienfaits que le sang tiède, pris directement à la veine jugulaire de garçons encore pubères, procure à une jeune femme un peu lasse. Nous espérons vous revoir prochainement, retrouver vos joues roses, votre plaisante silhouette, votre vivacité, enfin toute votre aimable personne…

Anonyme a dit…

Drag meu j'ai posé un instant mes valises à l'Ouest toute mais sans perdre le Nord pour autant, on m'a parlé d'un arrivage imminent d'hémoglobine d'excellente qualité, je ne voudrais la manquer pour rien au monde, en particulier pour retrouver avec vous les paradis perdus.
Voastra