jeudi 19 octobre 2017

D.D. : une histoire française

Quand elle interprète cette chanson, dans le film Huit femmes de François Ozon (2002) (poème de Louis Aragon, musique de George Brassens parfaitement accordée au texte), elle a plus de quatre-vingts ans.



 Elle n'a jamais « vampé » ses partenaires ni le public, elle les a toujours subjugués. Elle les a emportés un peu plus loin, avant de les abandonner, à la fois tristes et comblés.
Le générique de ses films consistent en une énumération des metteurs en scène et des comédiens qui fondèrent le cinéma depuis qu'il parle (et qu'il chante, car elle aimait la chanson). Sous la direction d'Henri Decoin, excellent metteur en scène, alors son ex-mari, elle fut une redoutable Bébé Donge (titre du film et son rôle,1952) auprès de l'infortuné Jean Gabin, qu'elle fait périr à petit feu ; Max Ophüls lui a sans doute offert ses plus beaux rôles dans La Ronde (1950), Le Plaisir (1952), Madame de… (1953).
Depuis quelque temps, elle semblait lasse des choses… et des êtres ? Quelqu'un qui la connassait m'a confié, récemment : « Elle a tout dit, et ce qu'elle n'a pas dit, elle le garde pour elle. ».
Toutes les femmes de sa génération l'ont enviée, copiée, aimée. Elle les incarnait toutes, ces françaises qui avaient pour viatique l'élégance naturelle, le sens de l'équilibre et le goût du chavirement.

À propos de Max Ophüls et de DD (Danielle Darrieux), on lira : Mathilde et Gustave au salon - 2    La note finale    Tournez Manège 2    La groupie du pianiste   La note finale, suite

mardi 3 octobre 2017

Cher monsieur…


Après l'armistice signé le 22 juin 1940, ce pays ne se reconnaît plus dans le miroir qu'on lui tend. On avait dit à ses habitants que leur armée était la plus puissante du monde, qu'elle surpassait toutes les autres par la valeur de ses troupes, par la qualité de ses matériels et de ses armements. En quelques semaines, elle était réduite au silence, encerclée, désarmée, humiliée.
Les français, de peuple du plaisir et du caprice, de l'intelligence vif argent, du bonheur d'être, de peuple de l'arrogance moqueuse, de la vivacité acrobatique, de l'insouciance généreuse, devient le peuple de l'effarement, du désespoir, de la honte.
Le 3 octobre 1940, le gouvernement français -enfin, le gouvernement issu d'une manière de coup d'État « propre », le gouvernement d'un pays abandonné à sa défaite, à son écrasement militaire et moral par une classe politique majoritairement inférieure à sa tâche- sans en être contraint par le vainqueur, promulgue une première loi relative au « statut des Juifs ». Ce statut a pour principal objet d'interdire à ces derniers tout emploi dans la fonction publique et l'accès à d'autres professions. Le scandale judiciaire qu'il constitue ne trouble pas considérablement la société. On ne verra pas nécessairement une preuve d'antisémitisme dans cette indifférence, mais plutôt le signe supplémentaire de l'accablement des français saisis par la débâcle. En ce début de l'Occupation, ils sont encore sous le choc du désastre national.
Le 29 mars 1941 est officiellement créé le Commissariat générale aux questions juives, dirigé par Xavier Vallat (auquel succèdera Louis Darquier de Pellepoix). Le 2 juin 1941, une loi nouvelle, toujours relative au statut des Juifs, remplace la précédente en apportant des précisions particulièrement odieuses et absurdes sur la notion de « race juive ». La menace sur les Juifs, même français, se fait plus évidente.
Du 5 septembre 1941 au 15 janvier 1942, les autorités allemandes, aidées par des propagandistes subalternes (Paul Sézille, par exemple), organisent une exposition gracieusement appelée « Le Juif et la France », au palais Berlitz, dans le IIe arrondissement de Paris (aujourd'hui siège de la BNP).

Je rappelle, très succintement, ces quelques faits dramatiques pour la raison suivante. Le hasard de mes lectures m'a conduit à cette lettre, que je connaissais, mais que j'avais oubliée.
Il s'agit d'une missive adressée à Xavier Vallat par Simone Weil, la jeune philosophe, qui mourra de la tuberculose quelque temps plus tard en Angleterre.
Simone Weil est proprement exceptionnelle (c'est de famille, car son frère, André Weil, membre fondateur du fameux groupe dit Bourbaki, est l'un des grands mathématiciens du siècle dernier). Née dans une famille de la bourgeoisie juive, agrégée de philosophie, hantée par la question de la vérité, profondément imprégnée de la pensée des philosophes de la Grèce antique, et encore de la Baghavad Gita (texte fondamental du Vedanta et de l'hindouisme), par le souci des plus déshérités, ainsi que par la personne du Christ (elle se convertira au christianisme), elle est évidemment touchée par ce statut scélérat. Paradoxalement, elle ne se « sent » nullement juive. Néanmoins, elle s'adresse directement au responsable de cette infamie dans des termes d'une ironie, d'une intelligence joueuse, d'une cruelle lucidité, mêlant à cela un sens de l'absurde éblouissant et parfaitement maîtrisé.

Je veux préciser une chose : je n'établis aucun parallèle entre l'époque à laquelle fut écrite la présente lettre et la nôtre. Des « insoumis » de préau scolaire, des frappeurs de casseroles, des défileurs patentés le feraient peut-être… moi non plus !


18 octobre 1941
Monsieur,
Je dois vous considérer, je suppose, comme étant en quelque sorte mon chef ; car, bien que je n’aie pas encore bien compris ce qu’on entend aujourd’hui légalement par Juif, en voyant que le ministère de l’Instruction publique laissait sans réponse, bien que je sois agrégée de philosophie, une demande de poste déposée par moi en juillet 1940 à l’expiration d’un congé de maladie, j’ai dû supposer, comme cause de ce silence, les présomptions d’origine israélite attachée à mon nom. Il est vrai qu’on s’est abstenu également de me verser l’indemnité prévue en pareil cas par le statut des Juifs ; ce qui me procure la vive satisfaction de n’être pour rien dans les difficultés financières du pays. — Quoi qu’il en soit, je crois devoir vous rendre compte de ce que je fais.
Le gouvernement a fait savoir qu’il voulait que les Juifs entrent dans la pro­duction, et de préférence aillent à la terre. Bien que je ne me considère pas moi-même comme juive, car je ne suis jamais entrée dans une synagogue, j’ai été élevée sans pratique religieuse d’aucune espèce par des parents libres-penseurs, je n’ai aucune attirance vers la religion juive, aucune attache avec la tradition juive, et ne suis nourrie depuis ma première enfance que de la tradition hellénique, chrétienne et française, néanmoins j’ai obéi.
Je suis en ce moment vendangeuse ; j’ai coupé les raisins, huit heures par jour, tous les jours, pendant quatre semaines, au service d’un viticulteur du Gard. Mon patron me fait l’honneur de me dire que je tiens ma place. Il m’a même fait le plus grand éloge qu’un agriculteur puisse faire à une jeune fille venue de la ville, en me disant que je pourrais épouser un paysan. Ignoré, il est vrai, que j’ai du seul fait de mon nom une tare originelle qu’il serait inhumain de ma part de transmettre à des enfants.
J’ai encore à faire une semaine de vendange. Ensuite je compte aller travailler comme ouvrière agricole au service d’un maraîcher chez qui des amis m’ont procuré une place. On ne peut pas, je pense, obéir plus complètement.
Je regarde le statut des Juifs comme étant d’une manière générale injuste et absurde ; car comment croire qu’un agrégé de mathématiques puisse faire du mal aux enfants qui apprennent la géométrie, du seul fait que trois de ses grands-parents allaient à la synagogue ?
Mais, en mon cas particulier, je tiens à vous exprimer la reconnaissance sincère que j’éprouve envers le gouvernement pour m’avoir ôtée de la caté­gorie sociale des intellectuels et m’avoir donné la terre, et avec elle toute la nature. Car seuls possèdent la nature et la terre ceux à qui elles sont entrées dans le corps par la souffrance quotidienne des membres rompus de fatigue. Les jours, les mois, les saisons, la voûte céleste qui tournent sans cesse autour de nous appartiennent à ceux qui doivent franchir l’espace de temps qui sépare chaque jour le lever et le coucher du soleil en allant péni­blement de fatigue en fatigue. Ceux-là accompagnent le firmament dans sa rotation, ils vivent chaque journée, ils ne la rêvent pas.
Le gouvernement, que vous représentez à mon égard, m’a donné tout cela. Vous et les autres dirigeants actuels du pays, vous m’avez donné ce que vous ne possédez pas. Vous m’avez fait aussi le don infiniment précieux de la pauvreté, que vous ne possédez pas non plus.
J’aurais hésité à vous écrire, sachant votre temps pris par d’innombrables soucis, mais vous ne recevez certainement pas beaucoup de lettres de remerciements de ceux qui se trouvent dans ma situation. Cela vaut donc peut-être pour vous les quelques minutes que vous perdrez à me lire.
Veuillez recevoir, Monsieur, l’assurance de ma haute considération.
Simone Weil

 (Ci-dessous : portrait de Simone Weil en 1921)




















Et moi, qui suis la caricature de l'esprit superficiel, j'aurais été très admiratif des êtres profonds ! La profondeur de vue, l'abnégation, l'étude patiente, attentive, le beau souci des autres, l'héroïsme : ces qualités, que je ne possède nullement, je les loue chez ceux qui les incarnent !